Récemment, nous nous sommes plongés dans la lecture du livre « Les évaporés du Japon » de Léna Mauger et Stéphane Remael. Il a été publié voilà déjà une décennie, en 2014 en France. Il décrit avec précision et justesse le phénomène des évaporés au pays du soleil levant. Au Japon, cela prend l’expression jōhatsu (蒸発). Cela définit toute personne qui disparaît volontairement de sa vie établie sans laisser de trace. Comprenez l’abandon du mode de vie, du travail et surtout de son entourage, y compris la famille. Cet article vise à décrire le phénomène et notamment mettre à jour la situation de ces personnes, une décennie plus tard.
Il nous paraît important de commencer en déclarant que ce phénomène n’est pas propre au Japon. Il existe des dizaines de milliers de personnes qui « s’évaporent » chaque année en Occident, en particulier en Europe, avec le Royaume-Uni et l’Allemagne en tête. Mais le continent américain, avec les États-Unis, est aussi concerné. Il apparaît toutefois qu’il est davantage répandu au pays du soleil levant du fait de plusieurs facteurs culturels et même législatifs. En effet, la démarche de « disparaître volontairement » au Japon est facilitée par l’existence d’entreprises légales qui proposent leurs services aux personnes dans ce besoin précis. Un véritable business, qui propose généralement une assistance logistique, des guides vendus en librairie ou encore un suivi sur le court terme. De plus, les lois japonaises sont rigoureuses en matière de vie privée : il est par exemple impossible de tracer des transactions financières, accéder à des images de caméras de surveillance s’il n’y a pas de crime ou d’accident constaté.
Un phénomène d’ampleur
Le livre que nous évoquions en préambule de cet article n’est pas une exception. Des ouvrages sont disponibles en anglais ou en japonais depuis de nombreuses années. Mais il est vrai que depuis les années 2010, le phénomène est davantage étudié par des grands médias. Par exemple, le Time a publié une enquête concrète en 2017. Chaque année, il y aurait entre 80 000 et 100 000 personnes qui disparaissent des radars au Japon. Pour la plupart, elles sont épaulées par les yonige-ya (les « déménageurs de la nuit »). Ce sont ces fameuses entreprises spécialisées dans l’aide à l’évaporation. Le constat est simple : il y a les déménagements qui répondent à une situation considérée comme positive ou joyeuse (pour se rapprocher de son université, d’un nouvel emploi ou pour un rapprochement familial). Mais il y a aussi des déménagements, réels et tristes, qu’il ne faut pas oublier : afin d’abandonner son université et ses études, suite à la perte d’un emploi ou pour échapper à un harceleur. L’argent, bien entendu, reste l’un des principaux motifs d’évasion pour les Japonais. On peut très vite se retrouver dans un cycle infernal, avec des endettements qui se cumulent et un avenir brouillé. Quand l’espoir disparait, quelle autre solution que de disparaitre, d’une façon ou d’une autre ? C’est en tout cas le raisonnement de nombreuses personnes à travers le monde.
Le phénomène des évaporés au Japon s’explique en grande partie par la culture du travail au pays du soleil levant. Elle est différente des autres nations. C’est la raison la plus récurrente lorsque l’on sonde les évaporés et leur famille. Viennent ensuite le manque cruel de soutien (notamment dans le cercle familial) et les périodes économiques moroses (comme l’éclatement de la bulle économique dans les années 90, ou la crise des subprimes de 2008). Dans l’histoire nippone, il y a des « vagues d’évaporation », finalement assez logiques, à chaque fois qu’une crise économique est déclenchée. Certaines personnes, déjà en flux tendu dans leur quotidien, ne sont pas aptes à supporter une nouvelle désillusion, une pression économique ou morale supplémentaire.
En réalité, le fait de fuir n’est qu’une des conséquences parmi tant d’autres : certains optent plutôt pour le suicide afin d’échapper à des dettes, des condamnations ou des attentes trop importantes. D’autres vont jusqu’à se tuer à la tâche, c’est ce que l’on appelle le travail jusqu’à la mort (karoshi en japonais). Ces pressions sociétales terribles sont maintenant étudiées en détail au Japon, mais rien n’y fait : les évaporés continuent de disparaître chaque année. Le sujet n’est d’ailleurs pas près d’avancer : il est considéré comme tabou au pays du soleil levant. Il est relégué au même rang qu’un suicide sans honneur. La nuance, c’est qu’en s’évaporant, on se tue spirituellement, et non physiquement.
Nous avons titré cette partie « un phénomène d’ampleur », et beaucoup de spécialistes s’accordent à dire que les statistiques de la Police nationale japonaise sont sous-estimées. En effet, en 2015, elle estimait qu’environ 82 000 personnes avaient disparu. Cependant, elle avance dans le même rapport que 80 000 d’entre elles (c’est-à-dire la quasi-totalité) avait été retrouvée à la fin de l’année. Il y a donc une quantité phénoménale de personnes qui disparaissent sans jamais être retrouvées, quoi qu’en disent les autorités responsables des statistiques publiques. Prenons un exemple géographiquement plus proche de chez nous, la Grande-Bretagne. Chaque année, elle recense 300 000 appels signalant une personne disparue. C’est énorme et surtout bien supérieur à ce que le Japon avance ! Il est souvent admis que les pressions sociétales sont plus conséquentes au Japon (dans la majorité des cas). Surtout, la population japonaise est deux fois plus importante que son équivalente britannique. On comprend donc sans difficulté que les statistiques japonaises sont extrêmement sous-estimées. La dernière annonce, avant la pandémie de coronavirus date de 2019 : environ 87 000 personnes avaient disparu. C’est en légère baisse, après le record de l’année précédente, mais le chiffre fait toujours froid dans le dos…
Quelles sont les motivations ?
Un tel phénomène, qui pousse à tirer un trait rouge sur sa propre vie, son existence et son entourage s’appuie forcément sur des raisons concrètes. Les ouvrages qui donnent la parole aux évaporés permettent d’en savoir plus. Sans surprise, la principale cause des disparitions au Japon est liée à la santé : environ 20% des personnes disparus sont atteintes de démence. Ce n’est pas vraiment une surprise, puisque c’est aussi le cas dans les autres pays du monde. Concernant les disparitions volontaires, le spectre est plus vaste : échec à un examen, perte d’un emploi, pressions au travail ou encore catastrophe financière. Comme nous l’avons évoqué plus tôt dans cet article, la culture de l’entreprise engendre beaucoup de départs : démission, suicide, mort au travail, harcèlement en règle de la part de supérieurs, objectifs surréalistes… Il existe, enfin, un autre motif récurrent dans les évaporations japonaises : les sentiments. La honte est souvent citée, notamment lorsque la tromperie vient achever un mariage. Mais elle intervient aussi par la perte d’un emploi, l’échec à un examen important ou la dépression.
Si des dispositifs efficaces peinent à se mettre en place, tout n’est pas perdu. On assiste à une prise de conscience depuis une dizaine d’années. Cela est souvent une conséquence des scandales publics qui se sont enchainés, et qui ont touchés les plus grandes entreprises du pays comme la NHK. Le surmenage au travail est un sujet de société, qui est lié aux évaporations. Un premier livre blanc a été publié par le ministère japonais du travail en 2016. Le sujet est désormais documenté et on y apprend que les indemnisations pour les personnes en situation de surmenages (ou en arrêt maladie à la suite de cette exposition) ont augmenté. De plus, certains groupes, comme la NHK, ont pris quelques mesures (parfois dérisoires, comme le fait de limiter le nombre d’heures supplémentaires à 100 heures par mois). La dissipation de cette fumée honteuse autour du surmenage au travail est un premier pas pour que les évaporés soient reconnus dans un avenir proche.
Revenons maintenant aux principales raisons de l’évaporation d’une personne. On constate que généralement, cela suit le même schéma : dépression, dépendance, irrégularités sexuelles, désir d’isolement. Parfois, les motifs sont plus spécifiques, comme la violence domestique, les dettes de jeu qui s’accumulent, les sectes religieuses, le harcèlement au travail, à l’école ou dans un autre cadre de vie. Enfin, les situations familiales difficiles sont un grand classique : l’inceste d’un beau-père, le harcèlement d’un frère ou la violence d’une mère adoptive. Pour ces personnes-là, la vie telle qu’elle n’est que souffrance. Elle ne vaut pas la peine d’être vécue. Il faut donc disparaitre, et si l’on souhaite rester en vie, l’évaporation est une solution envisageable. Quitte à tout abandonner derrière soi ! Les témoignages l’évoquent systématiquement : on abandonne un entourage, une famille, des collègues, des amis, mais aussi une identité, un nom, et parfois une apparence.
Une séparation déchirante
Les différents ouvrages qui traitent du sujet des évaporations nippones ne le font pas tous de la même façon. Certains, plus scientifiques, s’attaquent au sujet à coup de statistiques et de pronostics. D’autres, plus humanistes, tentent une approche plus directe avec les concernés : les évaporés bien sûr, mais aussi les familles de ces derniers. Les témoignages récoltés se font souvent dans la douleur et dans la crainte. Se confesser comporte un risque : mettre des enquêteurs sur la bonne piste et être retrouvé par les autorités, par une famille en quête de réponse. Certains osent et nous apportent des éclaircissements. La plupart des évaporations se font brutalement, sans avertissement. Tout est préparé depuis des jours, des semaines, mais il n’y a généralement pas d’adieux. On agit normalement un matin avec son entourage, on claque la porte et on ne revient jamais. La disparition d’un évaporé, si elle ne brouille pas les pistes, n’est souvent pas efficace : beaucoup sont retrouvés dans les jours qui suivent. Beaucoup maximisent leurs chances en demandant l’aide d’un « déménageur de la nuit ». Un camion attend en pleine nuit sur un parking et nous emmène vers une destination inconnue. Tout disparait, les papiers emmenés, les vêtements. Mais certains proposent d’emmener des affaires, des meubles, moyennant un supplément financier. La plupart des évaporés prennent la décision de ne rien emporter, à l’exception de l’argent disponible.
Les ouvrages abordent, évidemment, la question des familles des évaporés. Il en ressort que bien souvent, ce sont elles qui souffrent le plus. Les parents ne sont pas forcément au courant des relations de leur fils, surtout quand il est adulte. Et pourtant, sans crier gare, ce dernier peut disparaitre à jamais, sans se justifier. L’idée derrière une évaporation, c’est de couper court à toute relation, y compris familiale. En plus, la honte gagne rapidement la personne qui, même des années après, rechigne à passer un coup de téléphone à sa famille, qui, pourtant, vieillit et pourrait disparaitre. Pour d’autres, le contact reprend après 5 ans. Certains témoignages sont déchirants : la famille ne comprend pas une disparition, engage des détectives à prix d’or, sans résultat. Les recherches peuvent durer des décennies. Certains, après plusieurs décennies sans nouvelles, se résignent et déclarent la personne décédée. De cette situation, il en ressort que si l’évaporé accomplit son action pour un nouveau départ, il brise souvent d’autres vies. Certains jugent l’acte égoïste. D’autres se gardent d’émettre un jugement.
Si la lecture de cet article vous a donné envie d’en savoir plus sur le sujet, nous vous conseillons chaudement la lecture du livre suivant.