Le Japon est-il un pays de déprimés ?

Femme japonaise triste

Les clichés sont monnaie courante lorsque l’on évoque le Japon en France ou ailleurs dans le monde occidental. Beaucoup estiment que c’est le pays des suicidés, avec des proportions affolantes. Pourtant, ce n’est pas le cas si l’on observe les statistiques publiées par les différents gouvernements (français et japonais par exemple, pour les comparer). Cela dit, il existe un sentiment qui se dégage lorsque l’on habite et que l’on travaille au Japon, comme une atmosphère morose. Aujourd’hui, nous vous proposons de réfléchir ensemble sur le fait de savoir si le Japon est oui ou non une nation de déprimés, en avançant des arguments concrets et des exemples de la vie de tous les jours. Nous vous invitons d’ailleurs à débattre et à réagir en commentaires, en fin d’article.

Le cas de la jeune génération

Les différents climats actuels du Japon, qu’ils soient économiques, politiques ou sociaux, ne sont clairement pas au beau fixe. Depuis plusieurs années, le yen est sans cesse dévalué, et perd sa force de frappe par rapport aux autres monnaies mondiales. Il en résulte que le climat financier nippon et morose avec une inflation continue sur les produits du quotidien. Cela impacte bien sûr tous les Japonais et plus globalement toutes les personnes habitant dans l’archipel. Les salaires des employés sont aussi concernés. Et cela est en particulier important dans un pays où l’on se dévoue d’ordinaire corps et âme dans son travail et pour son établissement. Les patrons et les séniors ont fait leurs armes pendant la bulle spéculative économique des années 1986-1990. À cette époque, l’argent coulait à flots, pour grossir le trait, et la différence demeure notable avec les perspectives actuelles. On entend souvent dire, dans les entreprises, que les jeunes employés ne sont pas aussi rentables qu’à l’époque, et qu’ils ne sont plus aussi déterminés à se sacrifier pour leur entreprise.

Globalement, la jeune génération est considérée comme inquiétante par la plupart des observateurs. On l’appelle même la génération « Satori », un mot qui signifie qu’elle est entrée dans un état d’illumination : l’idée, c’est que les personnes de la jeune génération sont conscientes que peu importe leur effort, il n’en sortira cependant pas grand-chose. Ce n’est pas réellement une façon de penser négatif, c’est plutôt une sorte de résignation. On est face à des personnes tristement réalistes, et à la vue des dernières décisions du gouvernement en matière d’âge de la retraite par exemple, on ne peut pas les blâmer. De plus, là où l’emploi à vie était une réalité il y a encore quelques décennies pour beaucoup de salarymen (les cadres qui travaillent dans les sociétés), aujourd’hui, les démissions, les licenciements et le changement de travail sont beaucoup plus répandus.

Mais alors, pourquoi on pourrait déclarer que la jeune génération japonaise serait plus déprimée que son équivalente française ? Plongeons nous un instant dans le rythme de vie d’un Japonais de 25 ans qui a commencé récemment le travail après ses années d’université. Souvent, il a un emploi du temps très chargé, avec des journées où il est au travail, physiquement, de 9h à 22h. Ce n’est clairement pas rare au Japon, et en fait, si l’on regarde bien la moyenne, c’est un emploi du temps convenable : il ne va pas passer la nuit au bureau, au contraire de beaucoup de collègues. Bref, cet employé-là doit bien se nourrir, et il va souvent manger des nouilles instantanées pour le déjeuner, mais aussi pour le diner. Avec l’énorme charge horaire qu’il doit maintenir, il n’a généralement pas d’amis et il vit encore chez ses parents, puisque le loyer est trop important dans la région de Tokyo. De plus, il arrive souvent que l’emploi à la sortie d’études ne soit pas très apprécié par un jeune travailleur, mais cela est valable dans beaucoup de sociétés.

Le premier constat qui arrive pour ce jeune employé, c’est qu’il est très peu probable qu’il obtienne une promotion dans les cinq ans suivant son embauche. Il faut dire que le système d’une entreprise traditionnelle au Japon est entièrement basé sur l’ancienneté. On ne fait pas autant de place à la méritocratie au pays du soleil levant. À moins d’exploits retentissants, il faudra prendre son mal en patience et respecter l’ancienneté de ses ainés pour avoir une chance de progresser dans les échelons. Il en résulte que le salaire restera sans doute le même pendant plusieurs années, ce qui est déjà grisant en soi, alors même que nous avons dit que les coûts de la vie croissaient sensiblement depuis plusieurs années.

Maintenant, comment ce salarié pourrait se projeter dans l’avenir ? Nous venons de voir qu’il ne pourra pas compter sur une augmentation ou une progression de ses activités professionnelles. Il passe énormément de temps au bureau, ce qui lui laisse peu de temps libre pour s’amuser. Rajoutons à ses horaires qu’il doit le plus souvent passer en moyenne 1 à 2 heures par jour pour faire l’aller-retour au travail. Et oui, ne pas dormir au bureau, cela rajoute un trajet, que beaucoup préfèrent ignorer, quitte à laisser une famille sur le banc de touche. Rappelons que la durée de votre trajet et votre taux de dépression sont directement corrélés d’après plusieurs études. Et ça, c’est sans compter le taux de stress du travail qui peut découler de votre environnement professionnel… bon, le tableau est très sombre, mais c’est une réalité pour beaucoup de Japonais. Cependant, certains trouvent quand même le temps de se détendre, en particulier le vendredi soir. Il y a toute une industrie de karaoké qui accueille des salariés en quête de repos ou de distraction. En fait, l’activité a véritablement explosé, et ce n’est pas sans rapport avec les conditions de travail de ces dernières années au pays du soleil levant. Pour l’équivalent d’une quinzaine d’euros, chacun peut crier à pleins poumons, consommer un menu de boissons à volonté pendant une poignée d’heures. On peut considérer cela comme une sorte de thérapie, on peut extérioriser toute la frustration que l’on a accumulée pendant la semaine.

Lorsqu’un employé est en weekend, il essaie de profiter au maximum. Mais souvent, il a des impératifs : aller voir la famille, achever les tâches professionnelles non accomplies de la semaine, prendre soin de son apparence. Beaucoup passent la majeure partie du weekend à dormir, avant de retourner dans les transports en commun le lundi matin. Tout le monde rêve de vacances, mais les Japonais n’en possèdent que très peu, tout comme les jours fériés. Une dizaine de jours à l’échelle de l’année, cela fait moins rêver… et cette situation se maintiendra pendant 60 à 70 ans !

Suicide, divorce et psy

Une illustration parlante est le fameux taux de suicide que nous évoquons à tort et à travers lorsque nous parlons du Japon. Au Japon, il est de 12,2 suicides pour 100 000 habitants par an, ce qui est supérieur au 9,7 de la France. Mais c’est bien moins que le Zimbabwe ou l’Afrique du Sud qui sont à plus de 23 suicides pour 100 000 habitants par année. Globalement au Japon, il y a moins de suicides dans la région de Tokyo que dans les autres villes et même que dans les régions rurales. Cela dit, c’est une question assez complexe, puisque le suicide reste la principale cause de décès chez les femmes âgées de 15 à 34 ans. Cela est particulièrement impressionnant lorsque l’on sait que les femmes nippones ont la plus grosse longévité au monde. Dans les grandes villes, il existe des réseaux de soutien, des associations et des aides sur lesquels chacun peut s’appuyer pour lutter contre une dépression ou une envie d’en finir. Ce n’est pas le cas lorsque l’on vit dans le nord du Japon, qui cumule le froid, une atmosphère parfois sombre et lugubre, une absence d’hôpitaux, une situation économique totalement différente. L’industrie est moins vivace qu’à l’époque, et il en résulte des générations entières qui rêvent de déménager à Tokyo pour renouer avec des perspectives d’avenir. C’est un peu l’équivalent des régions industrielles laissées-pour-compte en Europe, comme la ville de Détroit aux États-Unis ou d’anciennes villes minières en France.

Le divorce est un autre facteur qu’il faut à tout prix scruter lorsque l’on pense à la mort volontaire. En effet, les taux de divorce relativement faible Japon. Par exemple, on estime que 54 % des mariages en France se séparent. Pour ce qui est du Japon, on chute à 34 %, d’après des statistiques récoltées en 2017. Il y a donc moins de divorces au Japon par rapport à notre métropole, mais ce qu’il faut regarder, c’est que les hommes qui divorcent sont deux fois plus susceptibles de se suicider au Japon. Comment expliquer cela ? D’abord, les stigmates sociaux jouent un rôle très important dans les aspects de la vie de tous les jours. La honte est répandue dans la culture nippone, et c’est une méthode de contrôle social. Quand quelque chose de grave arrive à une entreprise ou à une personne, le suicide est une réponse culturelle afin de laver un honneur. De même, les élèves qui font des erreurs à l’école sont comblés de honte. On imagine facilement que cela provoque un traumatisme à court, moyen et même long terme, et que ce n’est pas sain pour un individu. Bref, tout comme le divorce, il existe de nombreux facteurs qui entachent le moral et le bon état d’esprit.

Maintenant, lorsque l’on regarde les enquêtes de satisfaction et le taux de bonheur au Japon, on est sûr des résultats plutôt médians. C’est toujours le cas, avec des personnes qui sont en grande majorité soit légèrement positif ou légèrement négatif. Il n’y a jamais de résultats où l’on trouve une population dithyrambique ou extrêmement triste. En fait, dans la vie de tous les jours, les Japonais évitent tout le temps les extrêmes. Les réponses ne sont donc pas forcément fiables sur ce point, car on cherche à préserver un groupe plutôt que de prendre position. La même logique s’applique avec la psychiatrie au Japon. En Europe et en Occident, il est normal de consulter un psy lorsque l’on rencontre des troubles dépressifs, ou que notre santé mentale n’est pas au beau fixe. On le voit, par exemple, tout le temps dans les films et cela reflète une thérapie. Chacun va consulter un spécialiste afin d’évoquer des problèmes et trouver une oreille attentive. Parfois, le simple fait de se confier à quelqu’un permet d’avancer sur la résolution d’un problème profond. Au Japon, ce n’est pas du tout dans la culture. Personne ou presque ne voit un psychologue. Il existe une forte stigmatisation envers les personnes qui évoquent des problèmes psychologiques. En comparaison d’autres pays, il y a même relativement peu de spécialistes. Il n’y qu’à voir certaines femmes comme Shiori Ito, une journaliste qui a brisé le tabou du viol au Japon. Elle a été soutenue par une partie de la population, mais beaucoup des Japonais ont choisi de ne pas prendre position et certains ont vivement critiqué sa décision.

Pour finir, beaucoup de Japonais choisissent la carrière plutôt que le bonheur personnel. Ce cliché est de moins en moins vrai au Japon, mais il reste encore aujourd’hui largement majoritaire. Les Japonais ont pour habitude de toujours privilégier le groupe, que ce soit le cocon familial ou l’entreprise qui accepte de leur verser un salaire chaque mois. En France, on priorise plutôt son bien-être, quitte à adopter une attitude égoïste dans certains cas. Bien sûr, ce sont des considérations qui ne s’appliquent pas à tout le monde, dans la majorité, on peut tracer une nette différence entre le Japon et la France à ce niveau-là. Le problème, c’est que les salariés japonais donnent tout à leurs entreprises et à leur supérieur hiérarchique. Et cela se fait au détriment de leur propre bonheur. La volonté d’une personne à travailler au maximum mérite le respect. Cependant, le Japon est aussi connu pour être un pays où le travail excessif entraine de véritables catastrophes : une chute du taux de natalité par manque de présence, un effondrement des relations sexuelles, surtout entre les jeunes. Également, le phénomène de mort par surmenage au travail ne peut pas être balayé. Il est constamment mis en avant par certaines familles de victimes, et dans les faits, il n’a que peu d’avancées sociétales. Auparavant, le nombre d’heures supplémentaires n’était pas régulé, ce qui est désormais le cas. Le souci, c’est que la limite est fixée à 100 heures, ce qui n’est clairement pas suffisant. En plus de leurs 40 heures hebdomadaires, les salariés font souvent autant en heures supplémentaires tous les 30 jours. Et nous avons des témoignages de personnes qui enchainaient jusqu’à 200 heures par mois.

Alors, le Japon est-il une nation de personnes déprimées ? Il est difficile de l’affirmer. Ce qui est certain en revanche, c’est que le climat est particulièrement morose. Les Japonais n’ont peut-être jamais eu aussi peu de perspectives. Cela dit, c’est un ressentiment qui peut s’exporter à l’échelle mondiale. Regardez les sondages que nous pouvons recueillir en France chez les plus jeunes générations : la plupart des individus vous diront qu’ils ne croient pas en la possibilité d’avoir une retraite d’ici 40 ou 50 ans, qu’ils ont des difficultés pour se nourrir au quotidien et que le burnout au travail n’est jamais très loin. Le pays du soleil levant est entré depuis une vingtaine d’années dans une période de transition forcée dans beaucoup de domaines : la société, avec de nouvelles thématiques comme le repos parental et notamment paternel, le travail avec la gestion des heures supplémentaires, du temps libre, du nombre de congés, mais aussi du système de la retraite. Les questions des identités et de la sexualité sont poussées sur le devant de la scène par toute une communauté qui cherche à se faire reconnaitre politiquement, mais aussi par la catastrophe démographique qui sectionne chaque année 900 000 personnes de la population. Il y a en effet beaucoup moins de naissances que de morts, et le Japon est aujourd’hui un pays de séniors. En effet, sur quelque 124 millions d’habitants, on recense 12,59 millions de personnes de plus de 80 ans, soit plus de 10 %, et 20 millions de plus de 75 ans, ce qui représente 16,1 %. Les gens travaillent de plus en plus vieux, avec 9 millions de séniors encore en activité. Une telle situation ne peut pas subsister et pèse sur les générations, y compris les plus jeunes. Il en résulte un sentiment général de ras-le-bol, de pessimisme et de cette fameuse morosité palpable. Pour autant, les Japonais ne sont pas foncièrement des personnes déprimées. Il n’y a qu’à leur parler pour s’en rendre compte…

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