Même si le Japon est à la pointe de la technologie mondiale, la société n’en demeure pas moins extrêmement conservatrice et sensible sur bien des aspects. Le viol et son traitement de manière générale, que ce soit dans l’opinion publique ou dans le domaine du juridique, est fortement en retard si nous dressons la parallèle avec les sociétés occidentales. Depuis deux ans, une femme lutte farouchement contre les violences sexuelles et par extension contre le viol, et est devenue une figure emblématique de ce combat acharné et révolutionnaire dans la société japonaise. Voici l’histoire émouvante de Shiori Ito, la journaliste qui tente d’éveiller les consciences du Japon.
Un parcours bouleversé
Née en 1989, Shiori Ito est une journaliste japonaise diplômée à l’université de New York. Elle effectue alors plusieurs missions entre les États-Unis et le Japon, pour l’agence de presse bien connue Reuters. Après avoir terminé sa formation en Amérique, elle retourne au Japon afin d’exercer sa profession de journaliste. Elle est alors âgée de 26 ans, et c’est un avenir brillant qui s’offre à elle, sans embûche.
Mais sa vie est rapidement bousculée par une affaire extrêmement sombre. En étant revenue au Japon, elle reçoit une offre d’un responsable d’une chaîne de télévision japonaise, qui l’invite d’abord au restaurant afin de lui parler d’une certaine « offre de travail« . Elle croit alors saisir la chance de faire décoller sa carrière et d’entrer dans une institution respectée et puissante.
Le repas se déroule, et des coupes de saké (de l’alcool de riz) sont consommées, puis elle ne se souvient de rien. Elle reprendra conscience durant la nuit, dans une chambre d’hôtel inconnu, avec son agresseur couché sur elle. Dans son verre, les analystes suspecteront ensuite qu’elle aurait été droguée par la “drogue du viol”, à savoir l’acide gammahydroxybutyrique, plus connu sous le nom de GHB. Cette drogue de synthèse a été initialement utilisée en médecine afin de traiter certaines pathologies comme la narcolepsie, ou encore en tant qu’anesthésiant préopératoire. Mais ses propriétés sédatives sont depuis une vingtaine d’années utilisées par les violeurs, ce qui a conduit ce produit à son funèbre surnom : la drogue du viol. Malheureusement pour les victimes, l’ingérer est très facile : le GHB se présente dans un état liquide, que l’on peut conserver et transporter dans une petite fiole en plastique (ou en verre), que l’on peut ensuite mélanger sans grande peine dans le verre de sa victime.
Pour en revenir à l’affaire Shiori Ito, les enquêteurs n’ont pu que la déduire : les symptômes se ressemblent étrangement, et l’on ne peut pas donner de preuve médicale sur ce genre d’intoxication. En effet, ce type de produit disparaît bien trop vite dans le sang, et quelques heures suffisent à le diluer complètement.
Après avoir subi un viol sans pouvoir réagir ou se défendre, son agresseur lui glisse à l’oreille des phrases glaçantes : “tu as passé le test” et “laisse-moi au moins ton slip en souvenir”. C’est elle-même qui racontera tout ce dont elle se souvient dans un entretien à l’AFP.
Tout de suite, la femme tente de réagir en se dirigeant au commissariat le plus proche afin de déposer une plainte pour viol. Au bureau, un inspecteur de police de Tokyo va lui conseiller rapidement de ne pas porter plainte, sous peine de ruiner sa carrière de journaliste. Il explique ensuite que des histoires comme ça, il y en a beaucoup au Japon, ce qui n’est pas totalement faux mais qui n’excuse en rien la gravité des faits. La vérité est malheureusement politique, puisque son agresseur est un proche du pouvoir, et possède une influence colossale sur bien des membres de l’exécutif japonais.
Son violeur, Noriyuki Yamaguchi, a toujours affirmé que la jeune femme était consentante durant leur rapport, et qu’il ne s’agissait pas d’un viol. Il n’a nullement été inquiété, étant très puissant au Japon, et étant également un proche intime du Premier ministre en place. La plainte de la journaliste sera très rapidement classée sans suite, donnant raison à son agresseur, un journaliste de télévision de la chaîne japonaise TBS et biographe du Premier ministre Shinzo Abe.
Un témoignage continu et acharné
La jeune femme refusera d’abandonner son combat et lancera tout de même sa plainte, ce qui conduira à l’ouverture d’une enquête officielle. Le violeur présumé ne sera pourtant jamais inquiété par les services judiciaires, et son mandat d’arrestation sera annulé assez rapidement par la hiérarchie policière. Très vite, les autorités tenteront de faire oublier cette affaire en l’étouffant et en la classant de manière peu habile.
Les choses s’enveniment assez rapidement durant la fin de l’année 2017, puisque la malheureuse Shiori Ito ne bénéficiera même pas de statut de victime. Pire encore, elle sera même considérée comme une coupable, car elle serait alors responsable d’un scandale qui grandit au sein de l’exécutif japonais. Son père ira même jusqu’à lui reprocher de ne pas s’être plus défendue contre son agresseur.
En bref, la jeune femme se trouve très rapidement dans une situation de mal-aimée dans son propre pays, qui, dans le même temps, refusera de lui proposer le moindre emploi. Les entreprises et sociétés subiront soit l’influence de son agresseur au bras long, soit la peur d’esquinter leur image en prenant une personne responsable d’un scandale sociétal.
Loin de se laisser abattre, la jeune femme est aujourd’hui journaliste-documentariste à Londres, où elle s’est depuis expatriée et continue de lutter contre la société japonaise et la véritable corruption qui s’y exerce.
Depuis la capitale britannique, la jeune femme décide alors de se consacrer au combat pour faire entendre la voix des très nombreuses victimes de viol au Japon, qui subissent la justice au quotidien. Elle va alors se lancer dans une campagne très énergique et multiplier les interventions, en réalisant de multiples interviews ou encore des conférences de presse. Dans ces dernières, elle s’attache à décrire du mieux possible le ressenti des victimes au Japon, la manière dont la société et ces institutions traitent ce genre de cas de figure, ou encore les problématiques nombreuses quand ces femmes essayent d’obtenir une pilule de lendemain, dans les démarches pour avorter, ou tout simplement pour porter plainte.
Le mouvement #WeToo
Vous en avez sûrement entendu parler, mais en 2006, Tarana Burke a lancé sa première campagne de soutien aux victimes d’agressions sexuelles, plus précisément celles dans les quartiers défavorisés. Aujourd’hui, le mouvement #MeToo a véritablement balayé la toile, relancé par l’affaire Weinstein qui a éclaboussé Hollywood le 5 octobre 2017. Aujourd’hui, la somme des témoignages de femmes qui se sont rassemblées sous ce hashtag a été tellement incroyable que la conscience des citoyens du monde entier a été ébranlée. C’est une véritable prise de conscience sur le harcèlement sexuel qui s’est opéré dans plusieurs sociétés très différentes à travers le monde entier, et le mouvement a été un énorme succès.
Dans cette même optique, Shiori Ito a décidé de créer #WeToo, l’équivalent japonais du mouvement social international. Le Japon a dans un premier temps été sourd à ce nouveau mouvement, que ce soient les personnes conservatrices opposées à ce genre d’initiative, ou les femmes qui ont eu peur des représailles. Ni la justice, ni la police ne soutient les victimes de crimes sexuels d’après son auteure, et la situation demeure très compliquée encore aujourd’hui.
Selon elle, pour que du changement efficace survienne, il faudrait changer le système judiciaire japonais dans sa globalité, mais également la mentalité des personnes vivant au Japon. Les victimes ne sont pas perçues telles qu’elles devraient l’être, c’est-à-dire comme des personnes qui ont subi une agression traumatisante. Pire encore, dans la majorité des cas, les gens étaient plus choqués par le fait qu’elle ose prendre la parole en public sur ce genre de sujet tabou, plutôt que par les propos chocs qu’elle révélait au grand public.
Régulièrement, la journaliste recevait des messages qui la pointaient du doigt dans le déroulement de ce scandale, en lui demandant pourquoi elle avait accepté de prendre un verre dans un premier temps avec son agresseur, ou encore pourquoi elle n’a pas pu réagir et se défendre davantage. Les gens connaissaient pourtant les détails et la substance qu’elle avait ingérée à son insu, mais globalement l’oreille de ses compatriotes demeurait fermée.
Un combat qui secoue tout le Japon
Si l’affaire s’est déroulée en avril 2015, c’est véritablement à partir d’avril 2017 que la médiatisation a pris un nouveau souffle. À travers sa première conférence de presse, elle a dénoncé l’attitude lâche de la police, qui tentait par tous les moyens de la faire renoncer à porter plainte. La reconstitution de la scène de viol que les officiers lui ont fait subir était également traumatisante et visait probablement à heurter la jeune femme, à travers une représentation malsaine et choquante du déroulé des faits. Quelques mois plus tard, en octobre 2017, la jeune journaliste a publié un récit intitulé La boîte noire. L’ouvrage est disponible en France (aux éditions Picquier), et a également été traduit dans plusieurs autres pays.
Elle raconte donc l’incompréhension, que ce soit vis-à-vis de ses proches, vis-à-vis de la justice et des institutions japonaises, ou encore vis-à-vis des nombreux messages haineux ou menaces de mort qu’elle a reçu en nombre depuis qu’elle a porté cette affaire sur le devant de la scène japonaise.
Heureusement, sa campagne a rencontré quelques succès. Son combat a permis la modification de la législation japonaise sur le viol. De nombreux échos ont été entendus à travers le monde entier, et même à travers la société japonaise, avec plusieurs témoignages qui sont ressortis et de nombreux soutiens qui ont fait leur apparition. Elle a également été lauréate du prix de la liberté de la presse en 2018, pour son livre.
Aujourd’hui, la jeune femme est devenue égérie de la marque Calvin Klein, dans le cadre d’une campagne dédiée aux femmes d’Asie. Mais même après avoir obtenu ces quelques petites victoires, la jeune femme considère encore aujourd’hui que les lois de l’archipel japonais sont toujours beaucoup trop restrictives, et déplore l’absence actuelle d’un programme de protection pour les victimes de viol, et plus généralement d’agressions sexuelles.
Réformer la société japonaise
L’inaction de la justice nipponne met en lumière les nombreuses problématiques qui sont de plus en plus décriées. Le système légal japonais exige pourtant que “la volonté de dire non au suspect soit clairement exprimée et entendue”. Pourtant, une étude suédoise a prouvé que plus de 70 % des victimes de viol sont incapables de résister à l’agresseur, étant totalement paralysées psychologiquement et physiquement. Ici, c’est encore pire, puisqu’il y a eu utilisation de drogues anesthésiantes et paralysantes.
Dans la culture japonaise, souffrir en silence est considéré comme noble. C’est en tout ce qu’explique Shiori Ito, dans son livre. D’après une enquête réalisée par le gouvernement japonais en 2017, à peine plus de 4 % seulement des victimes de viol ont témoigné devant la justice. C’est dire le véritable tabou qui règne sur les violences sexuelles, dont les victimes sont très majoritairement les femmes.
Les révélations de la jeune journaliste ouvrent cependant la voie au changement. Elle explique qu’auparavant, prononcer le mot « viol » sur un plateau de télé au Japon était une chose rarissime, ce qui a changé aujourd’hui. Nous pouvons citer une affaire de harcèlement sexuel qui impliquait un haut fonctionnaire du ministère des finances au Japon, qui a dû démissionner en avril 2018. L’affaire avait fait les gros titres des médias nippons, ce que l’on peut considérer comme une conséquence évolutive découlante de cette affaire.
À l’été 2019, Shiori Ito retournera au Japon et retrouvera son agresseur. L’affaire pénale est officiellement close, mais ce n’est pas le cas du procès civil. Malheureusement, il y a peu de chances qu’elle arrive à faire condamner son agresseur, qui l’a marqué à tout jamais. Ce dernier lui réclame d’ailleurs 1 million de dollars américains pour diffamation publique, et cherche à inverser la tendance.
La jeune journaliste qui vit aujourd’hui à Londres espère un jour retourner vivre dans son pays natal…
Note de la rédaction : Sur le site FuransuJapon, nous proposons du contenu d’actualité avec une ligne éditoriale la plus objective possible. Cependant, quand de telles affaires éclatent, nous nous attachons à vous les rapporter de la façon la plus humaine possible, ce qui entraîne logiquement une prise de partie. Loin de nous l’idée de nous offusquer à la moindre différence et aux défauts du Japon, mais c’est également de notre responsabilité d’informer les gens sur les problématiques d’un pays aussi adulé que le Japon. Oui, derrière le fantasme d’un Japon bercé par les cerisiers et sa culture unique, de gros points noirs demeurent. La majorité sexuelle est fixée à 13 ans, 95 % des viols ne sont toujours pas déclarés, et seulement 4 % d’entre eux sont suivis d’une plainte, qui n’aboutit très souvent jamais.